Presque toutes les boutiques présentaient désormais des volets clos et des barrières ayant été installées aux confins du terroir par les communes voisines, la ville n’était plus ravitaillée. Le pain, aliment de première nécessité, avait considérablement renchéri comme toutes les autres denrées ; il venait à manquer et un conflit avait éclaté entre la garnison et les autorités de la ville à ce sujet. Le 3 août, la pénurie provoqua un début d’émeute dans les quartiers de l’agrandissement urbain. Les pauvres étant les plus dénutris et donc les plus exposés à la maladie, les échevins firent procéder à des distributions de pain gratuites : chaque jour, le commissaire du quartier remettait un billet correspondant à une ration. Hélas, la boulangerie devenait un funeste lieu d’attroupement et de contagiosité.
La banqueroute de John Law vint encore amplifier le désastre. La banque générale, qui avait émis à partir de 1716 le premier papier-monnaie mis en circulation à la place des espèces métalliques, ne résista pas à un mouvement spéculatif. Lorsqu’à partir de juillet 1720, les actionnaires et porteurs de billets demandèrent subitement à récupérer leur or, la banque fut dans l’incapacité de rembourser. Le papier monnaie ne valait donc plus rien et les échevins, en manque complet d’espèces sonnantes parce que l’Hôtel des Monnaies d’Aix était fermé, ne pouvaient acheter les denrées manquantes. Les échevins évoquèrent donc, sans pourvoir la mettre en œuvre faute de vivres, la question du confinement et du ravitaillement des habitants à domicile. Pichatty de Croissante rapporte que ceux-ci écrivirent quelques jours plus tard au Maréchal de Villars pour lui parler de « l’état de misère extrême de la Ville, y ayant une populace de cent mille personnes, sans biens, sans pain et sans argent ». Ils demandèrent au Parlement la création de marchés dans le terroir. Plus tard, le 24 septembre, Pichatty notait encore dans son journal que Law avait envoyé aux échevins une aumône de cent mille livres à distribuer aux pauvres et que ce secours était venu fort à propos. Le 6 octobre, les billets de banque Law n’avaient plus court.
Le Dr Bertrand :
3 août - « Le bruit du mal contagieux de Marseille répandu dans toute la Province, empêchoit les autres Villes d'y envoyer leurs denrées : l’arrêt même du Parlement le défendoit sous des peines très sévères. Les barricades que les villes voisines avoient faites pour se garder, ne permettoient pas aux Marseillois d'en aller chercher. Cependant cette Ville si riche, par son commerce, ne peut se passer du secours de ses voisins, auxquels elle fournit à son tour bien de commodités qui leur manquent : ceux que la mer lui procure, sont longs à venir & toujours incertains : elle fut donc bientôt réduite aux extrémités d'une disette générale : le bled commença de manquer aux Boulangers ; & le troisième Août, n'ayant pas fait la quantité de pain ordinaire, il en manqua ce jour-là ; sur le soir la populace s'attroupa, & courut de rue en rue insulter toutes les maisons des Boulangers » (...)
« Pour prévenir un pareil désordre, & empêcher que les malheurs de la famine n'augmentassent ceux de la contagion , les Échevins écrivirent à M. le Bret Intendant de la Province, & à Mrs les Consuls de la ville d'Aix, qui en sont les Procureurs, pour les prier de permettre qu'on établît des marchés à une certaine distance de la Ville, où l’on feroit une Barrière, & où les étrangers pourroient apporter leurs denrées, & les habitans de Marseille les y aller acheter sans se communiquer ensemble. Ces Messieurs si sensibles aux malheurs de notre Ville, y consentirent gracieusement ; & pour régler routes ces choses, on convint d’une conférence entre Mrs les Procureurs du Pays & nos Échevins, ce que le Parlement permit : le jour & le lieu font assignés ; ce fut à Notre-Dame, à deux lieues de Marseille. M. le Marquis de Vauvenargue, premier Procureur de la Province, y vint accompagné de quelques Gentilshommes, d'un Médecin, & escorté de quelques Gardes. De la part de Marseille, M. Estelle premier Échevin s'y rendit seul avec le Secrétaire de la Ville ».
Le Père Giraud
« Le 5, (...) immédiatement après la publication d’un arrêt du Conseil qui fixoit la valeur des écus de six livres à celle de douze, on augmente le bled du double : il valut d’abord de quatre vint à 90 livres, le scandal d’huile 40 livres. Les boulangers ayant refusé de livrer du pain, le peuple en fut êmu jusques là, qu’environ quatre cents personnes atroupées dans l’agrandissement étant en état d’exciter une plus grande sédition alloient droit à l’Hôtel-de-Ville demander du pain. Mr de Pilles, gouverneur, et Mr Moustiers, échevin, avertis du tumulte marchent au devant de cette populace alarmée, qui craignoit autant de mourir de faim par la cessation générale du travail et par la cherté extraordinaire de toutes les danrées que de la peste, luy font distribuer du pain à l’instant et arrêtèrent ainsi cette émotion. Tout de suite ils fixent le prix du pain à dix-huit deniers la livre. Les trompettes publient cette ordonnance. Les boulangers refusent de vendre à ce taux parce qu’on avoit pas ordonné aux marchands de bled de leur livrer cette denrée à un prix proportionné au taux. Pour pourvoir à cet inconvénient, les commissaires distribuent gratuitement du pain aux pauvres. (...)
« L’innondation des billets de banque qui avoit réduit les plus riches à un état à ne pouvoir plus même soutenir les pauvres, ils ne pensoient plus qu’à pourvoir à leur sûreté et à leur propre subsistance. Ils avoient négocié leurs papiers à pure perte, heureux encore s’ils avoient pu retirer deux cents livres d’un billet de mille ! L’argent devenoit chaque jour plus rare ; chacun craignoit d’en manquer et de mourir de faim s’il pouvoit se sauver de la peste puisque sibi timebat [aenéid]1. Dans cette fâcheuse conjoncture les pauvres ne pouvoient guère avoir d’autre ressource ni espérer d’autre secours que de la Communauté et par malheur la Communauté était impuissante : elle n’avait en caisse qu’environ onze mille livres, point de bled, point de bestiaux ».
Le 8, « La rareté extraordinaire de la viande produit le même effet. Au lieu qu’au temps de l’abondance on étoit servi au moment que l’on se présentoit à la boucherie, dans cette fâcheuse conjoncture il faut demander un morceau de viande deux heures de suite. Ce retardement donnait lieu à la foule et la communication multiplie le mal à l’infini. Les officiers municipaux en temps de peste devroient être attentifs principale-ment à procurer l’abondance de toute chose. Par là ils empêcheroient la communica-tion, arrêteroient efficacement les progrès du mal : ils seroient même utiles pour empêcher le peuple de courir et de s’atrouper imprudemment de faire porter dans chaque maison ce qui seroit nécessaire aux habitans. La Communauté gagneroit toujours beaucoup quoiqu’elle en fit les avances et fit les distributions en pure perte s’il étoit nécessaire.
« Mrs les échevins de Marseille ne méritent aucun reproche pour n’avoir pas adopté ce plan. Outre la difficulté de pourvoir au besoin de tous leurs habitans, ils étoient dépourvus de bled, de bestiaux et d’argent. Ils n’avoint que peu d’espèce en caisse. Tout le reste consistoit en billets de banque. Les papiers de banque étoient alors une vaine ressource : il ne falloit plus espérer ni bled ni bestiaux pour du papier. Il falloit absolument envoyer des espèces sonnantes. Cependant il ne s’en trouvoit plus. L’Hôtel des Monnoyes d’Aix étoit fermé, on n’y convertissoit plus les papiers en argent. Mr l’Intendant étoit plein de bonne volonté mais cette bonne volonté étoit presqu’ ineficace. Les échevins n’avoient plus d’autre azile que la Cour qui cherchoit les moyens de les secourir dans leur pressante nécessité ».
1. « Chacun avait peur pour lui-même » (Virgile, L ‘Enéide, livre II, 29 à 39 av. j.-C.).
