Les fossoyeurs expiraient les uns derrière les autres et les 3 000 gueux réquisitionnés pour ce faire étaient déjà morts à la tâche. C’était une hécatombe. Le Père Giraud évaluait leur espérance de vie dans cet emploi à deux jours. Il fallait toutefois les remplacer en toute hâte car le nombre de « cadavres » augmentait d’heure en heure et ceux-ci s’amoncelaient désormais à même le sol, en plein soleil, dans les rues de tous les quartiers de la ville. Les volontaires ne se bousculant évidemment pas au portillon, même sous promesse d’un bon salaire, les autorités s’adressèrent pour la première fois à l’Arsenal des galères afin qu’il leur prêtât quelques forçats.
Trouver le matériel nécessaire au transport des morts présentait la même difficulté : personne ne voulait prendre le risque de prêter sa charrette pour un tel usage. Il n’était pas plus facile de se fournir en chevaux, en harnais ou de faire procéder à d’indispensables réparations pour lesquelles on ne trouvait plus ni la main d’œuvre ni les pièces. A partir du 22 août, l’on ne trouvait plus non plus de cordonniers pour fabriquer les souliers des corbeaux et l’on ne pouvait plus rien importer.
En outre, la chiourme constituait une main d’œuvre difficile et peu aguerrie à une telle besogne : « N’étant du tout point faits à la conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager », écrivait le Père Giraud. A partir du 24 août, l’échevin Moustier prit alors lui-même très courageusement la tête des équipes qu’il dirigeait à cheval.
Le Père Giraud
« Le 18, la multitude des morts et des nouveaux malades est si grande que Mrs les échevins trouvant quarante deux morts autour de la place Neuve sont déconcertés : pour faire enlever ces morts et les autres dispersés dans tous les quartiers de la ville, ils ont eu besoin d’un plus grand nombre de tomberaux et de corbeaux. Il leur est toujours plus difficile d’en trouver. Le même corbeau duroit à peine deux jours. Souvent il prenoit la peste à la levée d’un premier cadavre quoiqu’il n’y toucha que superficiellement : le venin pestilentiel était si subtil que la plus légère vapeur qui sortoit des cadavres suffisoit pour la communiquer. Alors que l’air qu’il respiroit dans les maisons où il trouvoit les cadavres pouvoit les empester, il y avoit presque toujours d’autres malades autour et quoiqu’il portât des crochets à manche pour retirer les morts, il étoit difficile qu’il ne touchoit quelque chose de suspect.
« Tout ce qu’on avoit déjà employé de gueux et de mendians avoit déjà péri. Ce préjugé étoit rebutant. On donnoit ou peut-être on promettoit quinze livres par jour à ceux qui auroient encore voulu s’exposer mais cette amorce ne remioit plus les coeurs mercenaires : la veüe d’une mort prochaine et presqu’inévitable intimidait tellement les plus misérables et les plus intrépides qu’on en trouvoit plus pour mettre à ce travail périlleux ni de gré ni de force : cependant on laissoit déjà pourrir quelques cadavres dans les maisons. On en trouvoit plusieurs exposés aux portes des églises et des hôpitaux sans qu’on put les porter dans les fosses.
« Dans cette triste conjoncture Mrs les échevins ont recours à Mr de Rancé, commandant des galères, et à Mr Alnoulx de Vaucresson, Intendant du Parc, et les prient instamment de leur donner quelques forçats pour servir de corbeaux et offrent même de s’obliger à indemniser sa Majesté. Ces Mrs, en attendant l’ordre de la Cour, leur accordent par provision vint six invalides qu’on tire du baigne avec promesse de leur donner la liberté s’ils échappent de la peste.
« Nonobstant la fuite des cordonniers et des fripiers, il étoit encore plus aisé d’équiper ces forçats que les loger et de les nourrir parce que personne n’ozoit communiquer avec eux. L’idée de corbeau et de forçat est si efrayante que l’on craint extraordinairement ces gens là : on sait qu’ils volent impunément dans toutes les maisons où ils vont prendre des corps morts. Il falloit les garder à veûe mais comment les garder dans des maisons où souvent il n’y a plus que des malades ou des mourans ? C’est beaucoup de les suivre de près ou de loing pour les obliger à presser les travaux qu’ils doivent faire avec une lenteur désespérante. N’étant du tout point faits à la conduite des tomberaux, ils versent souvent dans les rues, excitent parmi le peuple des cris et des clameurs horribles, brisent les tomberaux auxquels on ne trouve plus ni sellier, ni charron, n’osent plus toucher : ils sont pourtant des gens nécessaires qu’il faut ménager. Mr Moustiers se charge de ce pénible soin et continua dans la suite de se mettre à leur tête à cheval dès la première aube du jour.
« Quelque soin qu’on prît de cacher les chariots des fabriques de la ville, de dépaïser les chevaux et leurs harnois, on en trouvoit encore quelques uns de gré ou de force. On députa plusieurs gardes qui en emmènent du terroir dans la ville. On se mit ainsi en état de pouvoir faire enlever chaque jour les nouveaux morts ».
