Le 20 août 1720, Chycoineau et Verny, Médecins de la très réputée Faculté de médecine de Montpellier et, Solier Maître chirurgien de la même ville, quittaient Marseille après avoir rendu au roi le rapport demandé quant à la nature de la maladie qui ravageait la cité portuaire. Ils y étaient arrivés le 12 août et avaient depuis lors rencontré tous les praticiens locaux pour s’entretenir de leurs observations et de leurs expériences, avaient visité les malades du nouvel hôpital de la peste, parcouru tous les quartiers de la ville intra-muros, fait procéder à des « ouvertures de cadavres » et, finalement, avaient rendu un rapport qui ne correspondait pas du tout, observe le Dr Bertrand, à « l’affiche rassurante » que l’échevinat avait encore fait placarder à l’adresse du public. Pichatty de Croissante confirme la volonté de rassurer le public resté en ville.
Le Dr Bertrand, qui assure avoir reçu une copie du véritable rapport remis par ses confrères à l’autorité royale, indique que les Montpellierains avaient parfaitement décrit les symptômes et l’évolution fatale de la peste qu’ils avaient reconnu pour telle et qu’ils avaient aussi parfaitement identifié les causes et du déclenchement et de la progression de l’épidémie. Chycoineau et Verny concluaient en regrettant que l’on eut pris si peu de précaution pour isoler les malades, d’autant que l’épidémie, qui n’avait pas encore atteint son paroxysme, était potentiellement susceptible de gagner d’autres provinces et même tout le royaume.
Les médecins marseillais ne s’étaient pas montrés en dessous de leur tâche mais, depuis le début de l’épidémie, les échevins s’en étaient défiés et les avaient tenu à l’écart de leurs décisions, ce qui expliquait dit le Dr Bertrand, que la Cour eut diligenté des médecins de Montpellier.
Le Dr Bertrand
« Le rapport que Mrs Chycoineau & Verny envoyèrent à la Cour n'est pas tout-à-fait conforme à cette affiche. Le voici tel que nous l'a remis une personne digne de foi, à qui M. Chycoineau en avoit donné une copie.
« Nous nous sommes transportés suivant les ordres de S. A. R. à Marseille le 13 du présent mois, & ayant dès notre arrivée prié M. le Gouverneur & Mrs les Echevins de convoquer ou faire assembler tous Mrs les Médecins & Chirurgiens commis pour visiter ceux qui sont affectés du mal contagieux, qui règne depuis deux mois dans cette Ville, dans le dessein d'apprendre ce qu'ils pensoient de la nature de ce mal, & de connaître si la vérification que nous en devions faire seroit conforme à leur rapport : l'assemblée se fit le jour même à l'Hôtel-de Ville ; & le sentiment de tous ces Messieurs, sans en excepter un seul se trouva conforme, non seulement sur le caractère du mal, mais encore sur les causes qui l'avoient produit, & qui en fomentent la propagation.
1° Que cette maladie enlevoit ou faisoit périr dans deux ou trois jours, quelquefois même dans deux ou trois heures de temps la plus grande partie de ceux qu'elle attaquoit.
2° Que quand une personne attaquée de ce mal dans une maison & famille en périssoit, tout le reste en étoit bientôt infecté & subissoit le même sort, en sorte qu'il y avoit plusieurs exemples de familles entièrement détruites par cette contagion & que si quelqu'un de la famille s'alloit réfugier dans quelque maison, le mal s'y transportoit aussi, & y faisoit le même ravage.
3° Que cette maladie étoit uniforme presque dans tous les sujets, de quelque condition qu'ils fussent, & caractérisée par les mêmes accidens ; sur-tout par les bubons, les charbons, les pustules livides, tâches pourprées, commençant d'ailleurs par les mêmes accidens qui dénotent ordinairement les fièvres malignes, tels que sont les frisions, les maux de coeur, le grand abattement des forces, la douleur de tête gravative, les vomissemens, nausées, ensuite la chaleur ardente, les assoupissemens, les délires, la langue sèche & noire, les yeux étincelans, égarés ou mourans, le pouls inégal & concentré, quelquefois fore élevé, la face cadavéreuse , les mouvemens convulsifs, les hémorragies.
« Pour ce qui concerne les causes, ils convinrent pareillement que ce mal n'avoit commencé à se faire sentir qu'à l'arrivée d'un vaisseau venu de Seyde, qui avoit perdu dans son trajet sept à huit matelots par le même genre de mal, & dont quelques marchandises dérobées avoient été transportées furtivement & sans précaution dans l'une des rues de la Ville, qui a été infectée la première, & qui n'est habitée que par de menu peuple : quelques portefaix qui avoient remué la marchandise, ayant péri eux-mêmes subitement, que les habitans de cette rue ayant trafiqué dans les autres quartiers de la Ville, y avoient répandu insensiblement la contagion, ajoutant néanmoins que la populace & les pauvres artisans, dépourvus de bonne nourriture en étoient à proportion plus infectés que les gens riches & aisés.
« Après avoir ouï le rapport de ces Messieurs, nous les priâmes de vouloir bien chacun en particulier dresser & nous remettre un mémoire des divers cas qu'ils avoient observés, ce qui ayant été exécuté, tous ces mémoires se sont trouvés conformes au rapport précédent.
« Cependant, pour remplir avec plus d'exactitude la commission dont S.A.R. a bien voulu nous honorer, nous avons fait la visite, & de l'Hôpital auquel on transporte les malades soupçonnés de contagion, & des principaux quartiers de la Ville, & avons trouvé dans ledit Hôpital, placé à l'une des extrémités de la Ville environ quatre à cinq cents malades, dont plus de deux tiers étoient attaqués du même genre de mal caractérisé ci dessus avec bubons, pustules livides, tâches pourprées ; & les uns mourans, & les autres prêts à mourir, quoiqu'ils n'eussent été portés que depuis quelques heures, ou seulement depuis un jour ou deux en sorte qu'on y voit jusqu'à quarante ou cinquante cadavres entassés dans un coin qui répond aux différens courroirs & qu'on peut compter dans les vingt-quatre heures sur un pareil nombre de morts.
« Après la visite dudit Hôpital, nous avons fait celle des différens quartiers de la Ville, & pouvons assurer qu'il n'en est aucun dans lequel il n'y ait nombre de personnes attaquées du même mal, ayant souvent trouvé dans les mêmes maisons, père, mère, enfans infectés, prêts à périr, & dépourvus de toutes sortes de secours.
« Toutes ces visites faites, nous avons cru devoir faire ouvrir trois cadavres, dans lesquels nous n'avons trouvé que des inflammations gangreneuses, ou tendantes à la gangrène.
« Toutes ces observations nous ont convaincu, que la maladie qui règne dans cette Ville, est une véritable fièvre pestilencielle, qui n'est pas encore parvenue à son dernier degré de malignité, ayant remarqué que quelques personnes du nombre de celles qui en sont infectées, en réchappent lorsqu'elles sont secourues dès le commen-cement, & que la bonne nourriture ne leur manque pas, supposé d'ailleurs que la maladie aille au-delà du cinquième ou du sixième jour ; mais la Ville est si dépourvue des alimens nécessaires en pareil cas, sur-tout de la viande de boucherie ; & l'on a pris jusqu'ici si peu de précaution pour séparer les infectés de ceux qui ne le sont pas, & leur donner les secours convenables, qu'il est aisé de prévoir que sans l'attention particulière que S. A. R. veut bien y donner, cette espèce de peste qui augmente de jour en jour, deviendroit, fatale non seulement à cette Ville, mais même aux Provinces voisines, pour ne pas dire à tout le Royaume.
A Marseille le 18 Août 1720 »
