Le 31 août, il était devenu impossible de procéder à aucun service religieux et les échevins en étaient à redouter la destruction de la ville si la Cour et l’Amirauté ne leur accordaient pas tous les forçats nécessaires au « déblaiement » des cadavres, si l’on ose ainsi dire. Tout était empesté et une odeur de mort flottait partout dans l’espace privé ou public ; où que l’on portât le regard, l’on n’embrassait qu’un horrible spectacle de mort. La transmission de la peste était, semble-t-il, devenue inter humaine et l’on succombait à la peste dans les lieux les plus clos. Il semblait que nul ne pût y échapper. De terreur, les gens s’en étaient aussi pris aux chiens qui dévoraient les cadavres et étaient accusés de transmettre la maladie. Le 16 septembre indiquait le Père Giraud, le Commandant Langeron, nommé quatre jours plus tôt, avait fait repousser hors de la passe du port, avec des filets traînés par des bateaux, « plus de dix mille chiens ou chats pourris qui, surnageant, (répandaient) bien loin de tout côté une infection insupportable ».
Le Dr Bertrand
« Les vapeurs qui s'élevoient de ces cadavres croupissant dans toute la Ville, infectèrent l’air, & répandirent par-tout les traits mortels de la contagion. En effet, elle pénétra dès lors dans les endroits qui jusqu'ici lui avoient été inaccessibles : les Monastères d'une clôture la plus sévère en ressentirent quelque impression & les maisons les mieux fermées en furent attaquées. On vit alors le moment qu'il ne devoit plus rester personne en santé, & que toute la Ville ne devoit plut être qu'une Infirmerie de malades. Si le Seigneur n'eût arrêté le glaive de sa colère en inspirant à ceux qui étoient chargés du Gouvernement les moyens efficaces que nous exposerons ci après. Cette infection étoit augmentée par une autre qui n'éroit pas moins dangereuse. II s'étoit répandu une prévention que les chiens étoient susceptibles de la contagion, par l'attouchement des hardes infectées, & qu'ils pouvoient la communiquer de même. C'en fut assez pour faire déclarer une guerre impitoyable à ces animaux : on les chassoit de par tout, & chacun tiroit sur eux, on en fit aussitôt un massacre, qui remplit en peu de jours toutes les rues de chiens morts ; on en jetta dans le Port une quantité prodigieuse, que la mer rejette sur les bords, d'où la chaleur du soleil en enlevoit une infection si forte, qu'elle faisoit éviter cet endroit, qui est des plus agréables, & le seul où l'on pouvoir passer librement... »
Le Père Giraud
« Le 30, on ne peut plus se soutenir à la veüe des spectacles afreux qui se présentent partout : on avoit plus de corbeaux pour lever les corps qui se pourrissent dans les maisons et dans les rues ; on n’oze plus demander des forçats aux Mrs des galères ; la puanteur qui s’exhale des appartemens où étoient les cadavres met les habitans ou les voisins dans la nécessité d’y entrer avec des crochets, des cordes pour les tirer ; ils les traînent le plus loing qu’ils peuvent pour n’en être pas infectés. Cependant, la plus part prenant ainsi la peste. Autre que l’air de ces maisons est contagieux, c’est qu’il étoit difficile de ne pas toucher quelque chose empestée, ce qui donnoit infailliblement la peste. Toutes les rues de la ville sont si pleines de corps morts, de malades, de chiens et de chats que l’on a tués, de hardes de toutes espèces, que l’on ne trouve plus où reposer le pied : on voit surtout dans le Cours et dans les places publiques des tas de cadavres noirs et hideux qu’on ne peut regarder fixement sans tomber à la renverse. On débarque sur la place de la Loge, sur le quay et le long des palissades du port un si grand nombre de morts qu’on tiroit des vaisseaux et autres bâtiments de mer que l’on désespère de pouvoir les enlever : la surface du port est couverte de charognes qui augmentent l’horreur et l’infection. Les maisons du port qui faisoit autrefois le plus magnifique et le plus superbe amphithéâtre du monde sont devenües alors de sombres prisons. On ne peut plus en sortir sans s’exposer à la mort ni se présenter aux fenêtres sans être saisi de tristesse et d’horreur : on ne voit plus que des gens à cheval, des corbeaux, des phrénétiques. L’ardeur et la violence de la fièvre mettent les derniers en mouvement, les font errer sans qu’ils sachent où devoient aboutir leur course, souvent avec un air livide et languissant, ils tombent de foiblesse à travers des cadavres sans pouvoir se relever, restant dans des postures horribles ; ils expirent souvent au lieu même de leur chute. La force et la violence du venin pestilentiel mettent d’autres malades dans une telle agitation et espèce de désespoir qu’ils s’égorgent eux-mêmes, se précipitent dans la mer, dans des ruisseaux, se jettent des fenêtres de trop de maisons : quelle désolation, quelle rage, quelle fureur, quel désespoir ! Ceux qui ne sont pas attaqués de la peste peuvent-ils résister aux gémissements, aux plaintes, aux sanglots, aux pleurs et aux cris qui s’élèventde toute part ; ils sucomberoient sans doute à la douleur si tandis que Dieu les abbat ainsi il ne les soutenoit puisamment d’une manière invisible ».
