Le 17 septembre, observe le Père Giraud, l’ « on compte déjà environ trente mille morts dans la ville sans que la mortalité diminue encore ». Et le mistral augmentait au contraire le nombre des victimes qui avaient fui dans la nature en toilette estivale. Aussi les médecins montpellierains Chicoyneau et Verny, en quarantaine en Aix, étaient-ils de retour sur ordre de la Cour avec le Dr Soullier, médecin du roi, et bon nombre d’autres praticiens et apothicaires rappelés avec d’autres corps de métiers (du boulanger au notaire en passant par la sage-femme ou le portefaix et bien d’autres) par le Commandant Langeron. Le Marquis de Pilles avait déjà procédé à ce rappel le 9 août, puis le Parlement de Provence le 2 septembre. Toutefois, note le Dr Bertrand, si la publication de ces ordonnances laisse à penser que les médecins avaient déserté la ville empestée, la réalité était plutôt que ceux-ci, très peu nombreux au commencement de l’épidémie, avaient pour la plupart succombé à la maladie en soignant héroïquement les malades, sans se soucier d’épargner leur propre santé. Les échevins avaient donc dû recruter des praticiens à prix d’or. Le Père Girard témoigne par la suite (5 octobre) que des médecins furent agressés par le public.
Le Père Giraud :
Le 17 (...) « Pour tâcher à ces causes et ramener quelqu’ordre dans la ville, Mr le commandant ordonna à tous les marchands pour le détail spécialement chirurgiens et apoticaires de revenir précisément dans 24 heures à peine de la vie (…).
« Mrs Chicoyneau et Verni, médecins de Montpellier, qui étaient partis de Marseille le 20 août avaient été arrêtés dans une maison de campagne près de la ville d’Aix pour y faire quarantaine avant que de retourner à Montpellier. Ils y ont reçu de nouveaux ordres de la Cour de retourner incessamment à Marseille et ils y sont rentrés aujourd’hui accompagnés de Mr Deidier, médecin et professeur dans l’Université de Montpellier, et du Sr Soullier, médecin du Roy.
« Comme ces Mrs avoient reconnu dans leur précédent voyage, que le premier simptôme de la peste jettoit les malades dans un découragement qui les faisoit désespérer de leur guérison et que d’ailleurs la manière avec laquelle les parents, les domestiques et les médecins même les visitoient leur faisoit sentir leur abbattement, ils se persuadent eux-mêmes qu’il doivent montrer le plus grand courage et qu’ils triompheront du mal en le bravant.
« Dans cette persuation, ils abordent sans répugnance et sans précaution tous les malades dans les rues, dans les places publiques, dans les maisons et dans les hôpitaux ; ils s’assoient sur leurs lits, touchent leurs charbons et leurs bubons, restent tranquillement auprès d’eux autant de fois qu’il en faut pour s’informer des accidents de leur maladie et pour mieux en connaître la nature, ils voient souvent opérer les chirurgiens.
« La hardiesse de ces Mrs et leur peu de ménagement à conserver leur vie produisent tout l’effet qu’ils avoient prétendu. Les malades se rassurent un peu ; ils se persuadent volontiers que la peste n’est pas un mal sans remède puisque les médecins si habiles en entreprenant la guérison. Néanmoins, le venin pestilentiel est encore puissant et la plupart des malades succombent à sa violence soit qu’on ouvre leurs bubons, soit qu’on se contente d’y appliquer des emplâtres ».
Le Dr Bertrand :
« (...) Rappellons-nous ce qui a été dit au commencement, qu'il n'y avait que quatre médecins destinés pour la visite des malades dans toute la ville. M. Bertrand, un des quatre, tomba malade vers le douze du mois d'août. Il n'eut d'abord qu’une légère atteinte du mal, dont il fut libre en huit jours, après lesquels il reprit ses exercices ; quelques jours après il en eut une seconde, de laquelle il se releva en peu de jours ; mais le chagrin de perdre sa famille le fît retomber pour une troisième fois ; & cette dernière attaque, qui fut des plus vives, le mit hors d'état de travailler de long-temps. M. Montagnier qui avoit été tiré de l’Abbaye de St Victor, pour le remplacer, fut aussi bientôt pris du mal ; mais il ne fut pas si heureux que son collègue car il mourut au commencement de septembre, aussi généralement regretté, qu'il avoit été estimé pendant sa vie, par son habileté, par sa droiture, par son application & son assiduité auprès des malades, où il joignoit souvent à la fonction de médecin celle de chirurgien, dont ils manquoient le plus souvent dans cette contagion ; M. Peissonnel le suivit de près, & nous avons déjà annoncé sa mort. M. Raymond se trouvant sans domestique, sans chirurgien, & même sens le nécessaire, par l'extrême disette de toutes choses, épuisé de fatigues, fut obligé, vers la fin du mois d'août, de s’aller réparer en campagne, d'où il n'est revenu qu'au commencement du mois d'octobre. Il ne resta donc plus que deux médecins dans la ville, Mrs Robert & Audon ; le premier a tenu pendant toute la contagion sens aucune incommodité, & a servi avec beaucoup de zèle & dans la ville & dans les hôpitaux, il a pourtant eu le malheur de perdre toute se famille ; le second se trouvant seul dans sa maison fut obligé de se réfugier chez les capucins, d'où il se répandit dans la ville, ayant servi depuis le commencement de la contagion jusqu'au commencement d'octobre, à quelques jours près, qu'il se sentoit ou fatigué ou incommodé. La fuite nous apprendra son triste sort.
« Dans le temps que la ville manquoit ainsi de médecins, on détenoit M. Michel aux Infirmeries pour quelques restes de malades qu'il y avoit encore (...) Ce médecin a resté dans cet endroit jusqu'à la fin de novembre avec trois garçons chirurgiens, dont on ne manquoit pas moins dans la ville que de médecins : car les chirurgiens commencè-rent à manquer avant ces derniers. Dès le milieu du mois d'août, il en mourut quelques uns, les autres suivirent de près ; chaque jour étoit marqué par la mort de quelque maître, & le nombre des morts va à plus de vingt-cinq, parmi lesquels il y a onze maîtres Jurés, en sorte qu'au commencement de septembre il n'en restoit plus que quatre ou cinq, dont deux étant tombés malades, les autres effrayés de la mort de leurs confrères, ou épuisés de fatigue, se retirèrent en campagne. Tous les garçons avoient eu le même malheur d'être morts ou malades ; & le peu qu'il en restoit étoit nécessaire dans l'hôpital des Convalescens ; on avoit même pris tous les chirurgiens navigans qui se trouvoient sur les Vaisseaux en quarantaine ; mais ils ne résistèrent pas plus que les autres, car dans ces temps-là, en août & septembre, la contagion étoit vive, & quelque fermeté qu'on eût à approcher les malades, on n'y résistoit pas long-temps.
« Pour les Apothicaires, la maladie en enleva d'abord cinq, & les autres se trouvant sens garçons, dont les uns étoient morts, & les autres avoient été pris pour l'hôpital ; seuls dans leurs boutiques, ils ne pouvaient pas survenir à fournir les remèdes à un si grand nombre de malades, ni à faire certaines compositions, que le grand débit avoit consommées ; quelques-uns d'entr'eux se sont prévalus du temps, & ont vendu leurs drogues à des prix extraordinaires ; désordre d'autant plus criant, que la misère du peuple étoit plus grande, & les remèdes plus nécessaires ; ainsi manquèrent tout à la fois, & les secours de l'âme, & ceux du corps ; & les malades périssoient en ce temps -là sens aucune sorte de soulagement ».
