La peste était pourtant loin d’avoir disparu et elle meurtrissait le terroir aussi implacablement qu’elle avait frappé la ville intra-muros. Des scènes de confusion et d’horreur s’y répétaient tristement.
A la faveur d’une très nette amélioration de la situation de la ville intra-muros, et sur la sollicitation des médecins qui se sentaient soudainement un peu désœuvrés, le commandant Langeron organisa les secours à la campagne : chaque matin un service constitué d’au moins un médecin, un chirurgien et un garçon quittait la ville muni d’une « caisse de remèdes » contenant peut-être le vinaigre des quatre voleurs pour se prémunir du mal (Publication # 29), et les rations d’avoine de leurs chevaux pour se rendre dans l’un des quatre quartiers administratifs du terroir spécialement créés pour la circonstance. Les capitaines et les commissaires de ces quartiers leur remettaient la liste des malades à visiter et informaient les autorités du nombre de morts. La campagne était alors aussi dévastée que l’avait été la ville : les malades, qui se cachaient de plus en plus souvent, étaient recherchés, suivis et chargés de force sur les fameux tombereaux incommodes et chaotiques qui les emportaient vers les hôpitaux lorsqu’ils ne les achevaient pas en chemin.
Cette organisation fut maintenue au moins jusqu’à mi-février. Les médecins et les chirurgiens étaient quelquefois accompagnés par une brigade militaire et les tombereaux les suivaient de près.
Le Père Giraud
« Le 14, Mr le commandant qui jusques alors avoit donné toute son attention au salut de la ville et n’avoit regardé que de loing les malades du terroir, se ravisa enfin de leur donner quelques secours. Il créa une espèce de faculté ambulante composée des médecins et des chirurgiens qui étoient sortis des grandes infirmeries et de l’hôpital de la Rive-Neuve, et qui se trouvoient comme surnuméraires. Ces messieurs à cheval, munis d’une caisse de remèdes, sortirent désormais chaque jour de la ville, visitèrent une partie du terroir avec ordre de luy rendre comte à leur retour de la situation des quartiers qu’ils auroient parcouru.
« Cette légère consolation pour les gens de la campagne fut bientôt suivie d’une nouvelle alarme. Les tomberaux suivirent de près ces messieurs pour emmener les malades dans les hôpitaux de la ville. Ces épouvantables chariots qu’on n’avoit pas encore vu rouler dans le terroir y jettèrent une telle terreur, que les malades cachoient leur mal, ou se trainoient hors de leurs maisons et alloient se cacher pour éluder cette vilaine voiture. Comme il n’étoit pas bien difficile de découvrir ces pauvres malades, on les mettoit impitoyablement sur ces tomberaux, on les conduisoit ainsi malgré eux dans les hôpitaux. Le cahotage et l’horreur en tuèrent plusieurs qui ne faisoient que passer des hôpitaux dans les fosses ».
Le Dr Bertrand :
« Lorsque la Ville commençoit à être tranquille, la campagne étoit encore dans le trouble & la consternation ; les médecins de Marseille,qui ont toûjours eu forte à cœur le salut de leurs compatriotes, se trouvant oisifs comme tous les autres, par le grand nombre de gens de leur profession qui s'y trouvoient alors, & par le peu de malades qu'il y avoit dans la ville, & voyant ceux de la campagne dénués de tout secours, présentèrent un mémoire à Mr de Langeron où ils proposoient les moyens de les secourir, & s'offroient eux-mêmes pour cela. Un projet si conforme aux intentions d'un commandant, qui travailloit avec, autant de succès à prévenir tout ce qui pouvoit entretenir le mal, ne pouvoit, pas manquer d'être bien reçu ; il en ordonna en effet l'exécution sur le champ, & dans cette vûë l'on divisa tout le terroir en quatre parties, à chacune desquelles on destina un médecin, un chirurgien & un garçon, & les médecins de la ville furent chargés de cet employ. Ils partoient tous les matins,& revenoient le soir coucher à la ville : ils portoient avec eux les remèdes nécessaires, qu'ils distribuoient eux-mêmes aux malades, & comme le terroir de Marseille est vaste, ils alloient à cheval & chacun dans le département qui lui avoit été marqué, étoit accompagné de son chirurgien & du garçon, qu'il envoyoit quelques fois d'un côté & d'autres suivant les besoins des malades. Ces médecins commencèrent ce pénible exercice vers la mi-décembre, & le continuèrent tous les mois suivans jusqu'à la fin du mal. Les capitaines des quartiers du terroir reçevoient des commissaires, les rôles des malades de leur département, & les remettaient tous les jours aux médecins, qui par ces rôles allaient visiter les malades dans les bastides, & partout où, ils étoient appellés ; car l'ordre n'étoit pas moins exact à la campagne que dans la Ville, & le commandant y avoit si bien réglé toutes choses, que ce peuple disperse dans une vaste campagne gardoit la même police, que s'il avoit été rassemblé dans une même enceinte.
« Les médecins trouvèrent dans ces bastides une aussi grande désolation qu'ils l'avoient trouvée dans la Ville ; c'est là qu'ils virent tout ce que la misère, la frayeur, & le délaissement ont de plus triste & de plus affreux ; ils trouvoient la plupart de ces malades relégués dans des étables, dans des greniers à foin & dans les endroits les plus sales ; plusieurs même couchés sur la dure, d'autres abandonnés dans des grottes & dans des lieux écartés hors de la portée de tout secours. Tantôt l'on voyoit toute une famille languissante du même mal sans pouvoir se secourir les uns les autres ; tantôt c'étoit un père qui avoit secouru sa femme & ses enfans , & qui après avoir rendu à tous le dernier devoir, se voyoit lui-même privé de tout, ou bien une mère autant accablée de l’affliction de se voir seule, que de la violence de son mal, tantôt enfin c'étoit de petits enfans, restes infortunés d'une nombreuse famille entièrement éteinte, à qui on n'a laissé pour tout héritage que la cruelle maladie, qui les fait périr ; mais ne réveillons plus ces tristes idées, tout ce que nous en avons déjà dit les retracera assés. Nous remarquerons seulement qu'il falloit que ces médecins fussent animés d'un zèle bien vif & bien charitable, pour courir ainsi la campagne dans la saison de l'année la plus rigoureuse, exposés à toutes les injures de l’air, à la vûe des plus affreuses misères, aux travaux les plus rudes & les plus désagréables. De plus la terreur étoit si grande dans ces bastides, qu'on ne vouloit leur donner aucune retraite lorsqu'ils arrivoient, ou qu'ils passoient, on n'osoit pas feulement les approcher, & ils étoient obligés de porter avec eux de l'avoine pour leurs chevaux ; & de quoi faire leur halte, qu'ils faisoient souvent en rase campagne ; heureux même quand on leur offroit quelques fois une écurie pour s'y retirer. Ce sont pourtant là ces médecins contre lesquels on a formé de si indignes soupçons, & qu'on a osé accuser d'inaction & de pusillanimité ».
