La « tuerie », c’est-à-dire l’abattoir de la ville, fut une source de préoccupation sérieuse durant l’épidémie. Elle était située à l’intérieur de l’enceinte urbaine, à l’ouest de la Porte de la Joliette, sur le promontoire du Cap Titol, c’est-à-dire d’une part, à proximité immédiate des bergeries par où, arrivaient du nord les moutons et, d’autre part, des tanneries et autres manufactures qui étaient le débouché de leurs sous-produits.
Pour faire du cuir, il faut des peaux et, l’une des premières opérations à accomplir à la tuerie consistait à dépecer le bœuf ou le mouton. Pour ce faire, l’on ouvrait la gorge du bœuf pour le saigner, puis on pratiquait une fente dans la peau du ventre par laquelle on introduisait « la tuyère d’un soufflet » pour en détacher la peau, explique Jacques Lacombe (Encyclopédie des Arts et métiers mécaniques, 1782). Sur l’extrait de la planche de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot ci-dessus publiée, le boucher vient de terminer l’opération (le soufflet est posé sous l’établi) et il s’apprête à ouvrir la peau pour « écorcher » le mouton. Toutefois, en 1720, « l’usage ordinaire » était à Marseille de « souffler les bœufs et les moutons » « avec la bouche ». Ceci explique-t-il cela ? Il mourut quatre cents personnes à l’abattoir, avance le Père Giraud, et celui-ci fut complètement abandonné par les bouchers à partir du mois d’août. Les bouchers étaient rentrés chez eux et s’y étaient infectés au contact de leurs familles. Les autorités durent faire appel aux forçats pour les remplacer (Publication #57). D’août 1720 à août 1721 se succédèrent les ordonnances visant à réglementer les pratiques en vue d’une amélioration de l’hygiène. Le 20 août 1720, l’échevinat avait ordonné d’utiliser un soufflet pour « enfler les boeufs », sous peine de mort en cas de contravention à la mesure.
Les coupeuses de viande, qui étaient chargées de découper la viande en grands quartiers, étaient aussi toutes infectées : « on ne voit plus de boutiques ouvertes que celles des boulangers et quelques revendeuses qui, par précaution, ou mettent des caisses ou des bancs à travers leurs portes : les coupeuses de viande ont été moins circonspectes. Aussi elles-t-on été les premières infectées, ce qui a mis bientôt les échevins et tous les habitans en peine. On avoit défendu depuis dix jours aux bouchers d’enfler avec la bouche les bœufs et les moutons. Cette ordonnance qu’on exécuta pas d’abort ponctuellement auroit été salutaire. Si on eut laissé dans la tuerie que les bêtes saines, que les bouchers n’aient communiqué qu’avec des personnes non suspectes, qu’on eut enjoint de plus aux coupeuses de viande de ne pas laisser approcher le peuple de trop près et de recevoir l’argent dans le vinaigre » . Toute la chaîne de la distribution, de l’abattoir jusqu’au consommateur, avait été affectée par cette pratique. L’on observe que la viande se fit de plus en plus rare à mesure que les régions productrices (Cévennes, Gévaudan, Comtat) furent atteintes par la peste et elle ne cessa de renchérir. Le 3 novembre 1721, « la viande devint si rare qu’on ne laissa que sept coupeuses pour la distribuer aux malades, sur une double attestation du médecin et d’un échevin » .
Le débouché immédiat dont parle le 12 avril 1721 le père Giraud était celui de la fabrication du cuir. Les « peaux en tripe » avaient dues être entassées dans la tuerie dévastée sans avoir au moins été préalablement salées pour éviter la putréfaction pendant le transport entre l’abattoir et la tannerie, si le trajet était long. En l’occurrence, les tanneries étaient vraiment très proches de l’abattoir mais l’entassement prolongé des peaux avait dû entraîner leur putréfaction : les vers y pullulaient. Le contexte de l’épidémie rendait ces matières organiques encore plus « susceptibles » qu’elles ne l’étaient ordinairement.
La Communauté, propriétaire de la tuerie, n’avait pas voulu renoncer au revenu qu’elle tirait de la revente des peaux aux tanneurs. Le cuir était d’une grande ressource. On l’employait alors pour quantités d’usages de la vie quotidienne (par exemple pour fabriquer les harnais des chevaux qui tiraient les tombereaux ou les selles et les bottes des cavaliers). Obligée par les circonstances de faire elle-même la régie de la ferme de la boucherie, la Communauté avait affermé les cuirs de bœuf et de vache dès le 15 novembre 1720 à Joseph Gabriel, marchand tanneur, qui avait accepté de les sécher et de les entreposer dans des magasins dont la ville s’engageait à payer les loyers jusqu’à la fin de l’épidémie et la reprise des affaires. Le dit Gabriel s’était engagé à battre les cuirs qui risquaient d’être endommagés par les vers et il devait aussi traiter les peaux de la citadelle Saint-Nicolas, du Fort Saint-Jean, du Château d’If et du camp des Chartreux où étaient abattus des animaux pour la consommation des militaires. Ordinairement, les tanneurs nettoyaient, tannaient et séchaient les peaux que les corroyeurs assouplissaient avant de les revendre en pièce aux différents fabricants d’objets usuels. Le cuir était une ressource importante à Marseille depuis le Moyen Âge. Alors réputée pour sa maroquinerie, la ville comptait encore une vingtaine de tanneries à la fin du XVIIIe siècle.
Si les gros animaux passaient par l’abattoir, il n’en était pas de même des caprins et des ovins que les Marseillais consommaient beaucoup et tuaient chez eux, dans le terroir comme en ville. Quelques mois plus tard, le 11 août 1721, alors que l’épidémie était quasiment terminée en ville, les autorités disposaient qu’il était obligatoire de faire désinfecter chez les tanneurs Brémond et Datty, établis au « quartier des tanneurs », les peaux des animaux tués. Obligation était donc faîte d’arriver exclusivement par la Porte de la Joliette où un soldat escortait la personne qui se présentait chargée des peaux jusqu’aux tanneries désignées par l’ordonnance et dans aucune autre, « à peine de vie » (Archives de Marseille, FF 182 F°159 r° v°).
Le Père Giraud : « Le 22, Mr Audimar, échevin qui étoit chargé de la tuerie depuis le mois d’août que les fermiers avoient abbandonné, commença d’en faire sortir les peaux que quelques maîtres taneurs et corroyeurs se chargèrent de faire fabriquer. Les syndics de ces corps avoient remontré à Mr le commandant que cette entreprise étoit très périlleuse à cause qu’il étoit mort environ quatre cent personnes dans cette maison, et que la plus part de ces peaux étoient très infectées. Pour conserver à la communauté une quinzaine de mille livres, on passa au-dessus de ces remontrances. Par bonheur on ne s’apperçut pas que cette entreprise sagement exécutée procura de nouveaux malades ».
