Le 10 août 1720, la maladie était entrée, selon le Dr Bertrand, dans une seconde phase caractérisée par la désolation, la solitude, l’abandon, la faim et, plus générale-ment le manque de tout ce qui était nécessaire à la vie quotidienne, secours spirituels compris. Comme le Père Giraud, le Dr Bertrand continuait à s’irriter de l’incrédulité de l’échevinat qui n’avait pas pris non plus les mesures sanitaires qui s’imposaient en temps utile. Il s’indignait avec ses confrères de l’état des malades contagieux abandonnés à leur sort, gisant dans des maisons que l’on ne vidait même plus des cadavres et il réclamait au Gouverneur un hôpital dédié au traitement de la peste. Au moins limiterait-on la contagion, estimait-il.
L’hospice général de la Charité aurait été le plus convenable à ce dessein de par sa disposition et sa situation proche d’autres maisons religieuses que l’on aurait pu ensuite réquisitionner au besoin. Il n’était pas éloigné non plus des grandes fosses où étaient précipitées les victimes du fléau. Cependant, cet établissement nécessitait des transferts de populations qui ne furent pas immédiatement réalisés.
En revanche, le chevalier Rose, commissaire du quartier de Rive-Neuve, fit aménager une vieille corderie en hôpital où deux-cents malades purent être transportés le 9 août 1720. En même temps l’échevin Moustier faisait aménager l’hôpital des Convalescents, d’une capacité de quatre cents malades ; il était situé dans l’agrandissement, entre les Portes de Bernard du Bois et des Réformés. Contrairement au site de la Corderie, l’essentiel du matériel se trouvait déjà dans cette annexe de l’Hôtel-Dieu créée en 1665. La peste s’introduisit à l’Hôtel-Dieu lui-même dix jours plus tard, ce qui porta à quatre le nombre d’établissement dédiés à la peste avec celles du lazaret d’Arenc.
Le procureur Pichatty de Croissainte :
Le 9, « Mettre en état aussi promptement qu’il le faut un hôpital de peste et le pourvoir de tout ce qui est nécessaire qui est presque infini, n’est certainement pas un embarras moins rempli de difficultés & de peine : cet hôpital des Convalescents dont on a délibéré de se servir ne se trouve pas asses grand ; il faut l’agrandir par la jonction du Jas de la Ville qui est presque attenant ; mille choses s’y trouvent à faire ; & on ne peut cependant disposer de qui que ce soit : Mr Moustier est obligé d’y aller & d’y rester lui-même & faisant travailler tant la nuit que le jour, fait si bien, que dans deux fois 24 heures ilo le dispose, & le rend prêt, assorty, & en état de recevoir les malades.
« Pour y avoir des Oeconomes, des infirmiers, des cuisiniers, & autres bas officiers, & sur tout le grand nombre de gens qui faut pour servir les pestiférés, la chose est constamment très difficile : on met des Affiches par tout pour tâcher d’exciter de ces âmes que l’avarice jette dans les dangers, ou qu’une charité surabondante fait dévoüer au Bien public ; & à force d’encourager, de chercher, de donner & de promettre, on parvient à en avoir : la pharmacie & la chirurgie y sont établies deux médecins étrangers appelés les Srs Gayon viennent d’eux-mêmes se présenter pour y servir et s’y enfermer ; la mort par malheur termine trop tôt leur charité et leur zèle ».
Le Dr Bertrand :
Le 10 août, « M. le Gouverneur comprît bientôt la nécessité de cet établissement [l’hôpital de la peste] ; il l'ordonna sur le champ, & comme on étoit en peine de trouver un endroit qui fût propre & qui pût être bientôt mis en état de recevoir les malades, les Médecins lui suggérèrent de prendre la Charité, & lui firent voir que c'étoit l'endroit le plus propre par sa situation, par la disposition intérieure de la maison, par son étendue, par toutes les commodités nécessaires aux malades, & sur-tout par le voisinage de cinq maisons Religieuses qu'on auroit pu lui joindre dans la suite, quand le nombre des malades augmenteroit. Ils donnèrent encore les moyens de loger ailleurs les pauvres qui étoient entretenus dans cette maison & qui alloient au nombre de cinq à six cents y compris les Officiers ». (...)
« Rien n'étoit cependant plus propre à empêcher le procès de la contagion, & à prévenir les désordres qu’elle a traînés après elle, que l'établissement de cet Hôpital ; ou y plaçoit d'abord du jour au lendemain six cents malades, & huit cents dans une nécessité ; dans la suite on auroit pris les cinq Couvens qui sont tout autour de la Charité. C'étoit un moindre inconvénient de déplacer des Religieux & des Religieuses, que de laisser les malades dans les rues & dans les places publiques. On auroit logé les Religieux dans les autres Couvens, qui sont en si grand nombre dans cette Ville, réunissant ceux dont les règles & les manières de vivre ont le plus d'affinité & de rapport. Un de ces Couvens pouvoit être destiné pour les riches qui auroient voulu être traités à leurs dépens, un autre pour les Prètres, Confesseurs, & les autres Officiers malades : enfin, les autres auroient servi pour les convalescens, pour loger les Officiers, & pour le reste des malades, qu'on y pouvoit recevoir au nombre de trois mille. On ne devoit pas s'attendre à en avoir un plus grand nombre à la fois, parce que dans cette maladie les morts font promptes & fréquentes ; toutes ces maisons sont soit commodes, situées à une extrémité, & séparées du reste de la Ville par une colline, & dans un quartier fort désert, elles sont même isolées. Que de malades sauvés par cet établissement , & délivrés du cruel désespoir de mourir dans les rues.
« On se détermine à la fin à former un hôpital pour les pestiférés, & on choisit pour cela l'Hôpital des Convalescens de l'Hôtel-Dieu ; il est véritablement bien situé, mais c'est la plus petite maison de toutes, celles qui étoient propres à cet usage, car elle ne pouvoit pas contenir au delà de deux ou trois cents malades ; aussi fut-il rempli en moins de deux jours : & comme les malades y venoient en foule on fut obligé de les placer dans une grande étable, qui est tout auprès, & où l'on enfermoit ordinairement les bceufs & les moutons de la Boucherie, encore s'estimoient ils heureux de mourir dans un endroit où le Sauveur du monde a bien voulu naître ».
Le Père Giraud
« Le 10, on comprend enfin qu’il ne faut plus différer et perdre du temps à délibérer si l’on doit ouvrir un nouvel hôpital de la peste : les Infirmeries étoient si remplies de malades et si universellement infectées, qu’outre la difficulté de les y transporter, on ne pouvoit presque plus les loger. C’étoit la même chose de les y admettre ou de les jetter à la mer : il fut donc arrêté de préparer l’hôpital des Convalescens et le jas de la ville contigü près les murs de la ville. Mr Moustiers, toujours prêt à se charger des affaires les plus difficiles comme des plus périlleuses, entreprît cette nouvelle tâche. A la tête des gens de toute espèce sans les perdre de veue ni la nuit ni le jour, en deux fois vingt quatre heures, il le mit en état de recevoir les malades.
Quelque difficile qu’il eut été d’exécuter ce projet en si peu de temps, il le fut encore davantage de fournir cet hôpital des personnes nécessaires pour le soutenir : il falloit des prêtres, des médecins, des apoticaires, des chirugiens, des économes, des cuisiniers et sur tout grand nombre d’infirmiers. Il ne suffisoit pas d’y avoir le premier jour autant d’officiers qu’il en étoit nécessaire cejour là, il falloit être seur d’en trouver tout autant pour le lendemain parce qu’on ne pouvoit pas se soutenir longtems dans ces exercices très périlleux : on ne manqua pas cependant de personnes zélées pour remplir ces différentes et pénibles fonctions. Celles que la charité de J.C. n’y engagea pas s’y obligèrent apparemment pour les salaires honnorables qu’on leur faisoit espérer ».
« Ceux qui ne peuvent pas se traîner dans l’hôpital des Convalescens y sont portés sur des brancards, quelquefois couverts, toujours escortés pour en éloigner les passants : du 12 au 13, cet hôpital fut si rempli de malades qu’on auroit été obligé de refuser le lendemain ceux qu’on y auroit transporté si les premiers venus avaient séjourné deux jours de suite mais leur maladie étoit si violente qu’ils ne s’y arrêtoient presque pas. De là on les jettoit dans les fosses qu’on avait ouvertes dans le jardin de Mr le lieutenant Guillermi : ainsi les personnes qui mouraient à chaque heure et presque à chaque moment cédaient la place aux nouveaux malades. On ne s’embarrassoit pas encore de préparer un hôpital pour les convalescents de la peste parce qu’il n’en échapoit presqu’auccun ».
