Le 13 août, le Père Giraud notait que lorsque la peste pénétrait dans une maison pas un habitant, du plus jeune au plus âgé, n’en réchappait et, que les gens de mer ayant voyagé dans le Levant reconnaissaient clairement la peste dans ces manifestations quoique, sans doute frappés d’un véritable état de sidération, ils hésitassent encore quant à la conduite à tenir.
Les échevins ne disposant plus de personnels pour déplacer les morts de nuit, les transports aux Infirmeries se déroulaient en plein jour, au vu et au su de tous. Le nombre des victimes s’élevant très rapidement et significativement, ils avaient dû cantonner les fossoyeurs aux ensevelissements dans le petit cimetière du lazaret. Il leur était particulièrement difficile d’engager du personnel pour une telle besogne, même à prix d’or, et ils contraignirent les gueux, qui n’avaient pu quitter la ville, à conduire les chariots et les tombereaux cahotants chargés des corps des victimes. Les paysans renâclaient pareillement à ouvrir des fosses qu’ils envisageaient comme leur propre tombeau. Les Marseillais pouvaient désormais observer le funeste défilé régulier des charrettes partout dans la ville. Celles-ci se dirigeaient au nord de la ville, vers les murs d’enceinte, où les échevins avaient fait ouvrir de grandes et profondes fosses dans lesquelles les nouveaux corbeaux précipitaient leur horrible chargement avant de le recouvrir de chaux vive pour en hâter la décomposition.
Les tanneurs riverains des fosses protestèrent vainement contre l’entassement de corps abandonnés et entrés en décomposition sur la voie publique sous l’ardeur du soleil. Un pas avait été franchi ; en raison de la progression terrifiante de la mortalité, l’idée de « cadavre » à débarrasser l’emportait désormais sur celle de corps à ensevelir.
Sur le détail du tableau de Michel Serre présenté ci-dessus, on voit un prêtre procéder à une bénédiction très rapide des corps. Car il n’y avait plus de convoi funèbre pour accompagner les dépouilles vers les fosses, à peine une croix et quelques prêtres et, comble de l’horreur pour un chrétien, à partir de la mi-août, de nombreux fidèles mouraient subitement, sans avoir eu le temps de recevoir les sacrements, malgré le dévouement des prêtres qui couraient dans tous les quartiers, contractaient et répandaient la maladie.
Le Père Giraud
« Le 8, ils sont contraints de guerre lasse de laisser les corbeaux dans les Infirmeries pour y ensevelir seulement les morts. Comme il n’y avait plus de fossoyeurs dans la ville, on délibère d’arrêter les gueux les plus robustes et les plus vigoureux, de les obliger de conduire des chariots ou tomberaux, d’y mettre dessus les morts pour les porter le long des murs de la ville, sous les ordres du Sr Bonnet, lieutenant de viguier et de quatre lieutenans de santé qui commanderoient. (...)
« Néanmoins, Mrs les échevins ont fait saisir ce jourd’hui quatre tomberaux avec leur chevaux dans quelques fabriques de la ville, les ont fait atteler et les gueux bon gré mal gré les ont fait rouler dans les rues. Ceux qui avoient des morts avertissoient les lieutenans de santé et ceux-ci commandoient les corbeaux qui tiroient avec des crochets et les jettoient dans les tomberaux qu’on est allé décharger tout premièrement au dessous de la Tour de Ste-Paule, entre la Porte d’Aix et celle de la Joliette.
« Tout le quartier des tanneries s’est soulevé d’abord ; les syndics des taneurs sont venus à l’Hôtel-de-Ville pour remontrer à Mrs les échevins qu’on avoit laissé tout le jour près de cinquante cadavres exposés à l’ardeur du soleil le long de leurs remparts, que l’infection de ces cadavres éttoit capable d’infecter tous les habitans des environs et les suplièrent instamment d’y pourvoir.
« Mrs les échevins qui savoient déjà plus où donner de la tête ont mis tout en œuvre, intérêt addresse, prière, menace et on fait enfin ouvrir des fosses dans lesquelles on a jetté les cadavres à demi pourris sur lesquels on jetta de la chaux vive et dans lesquelles on continua de décharger les tomberaux. Leur cahotement et les cris des halebardiers qui les précèdent et sont à leur suite jettent tout d’un coup une telle épouvante dans la ville qu’on ne marche plus dans les rues qu’en sursault : on frémit à chaque pas de crainte d’être investi de quelque malade ou de rencontrer quelque tombereau.
« Il n’étoit pas aisé d’exécuter ces projets : ceux qui avoient des chariots les réservoient, les gueux les plus hardis n’osoient se résoudre d’entrer dans les maisons pour en extraire les cadavres et les jetter sur les tomberaux, les païsans même épouvantés aimaient encor mieux s’exposer aux peines les plus rigoureuses que de travailler à ouvrir des fosses qu’ils envisageoient comme leur propre tombeau : on s’étoit déjà formé une idée si afreuse de la peste qu’on ne pensoit plus qu’à s’éloigner de tout ce qui pouvoit la communiquer et l’on regardoit comme extrêmement périlleux tous les ouvrages qui aprochaient des pestiférés soit vivans soit morts ».
Le 12, « apparemment pour rassurer le peuple toujours plus alarmé du bruit des tomberaux sur lesquels on jettoit les chrétiens morts ainsi qu’on y auroit jetté des chiens ou des pierres, les médecins ou les chirurgiens permettoient de temps en temps aux prêtres d’en ensevelir quelques uns dans les églises ou dans les cimetières avec les cérémonies accoutumées. Il est vrai qu’on ne faisoit plus de convoi funèbre. C’étoit beaucoup de trouver à grands fraiz quatre, quelquefois deux hommes, pour porter les morts par le chemin le plus court quand la croix de l’église précédoit le cadavre et que les prêtres récitoient quelques prières en psalmodiant, on entendoit des cris de joye.
